La fracture numérique touche principalement les séniors et ce problème ne fait que s’intensifier avec la crise du Covid. A Bordeaux Métropole, plusieurs acteur·ices agissent face à la dématérialisation croissante de la société et devant l’importance du numérique comme lien social. Ils et elles se mobilisent pour tenter de réduire ces écarts et permettent aux publics fragilisés d’accéder au numérique.

Dans les locaux sombres du Pimms de Bordeaux, Thierry Tournade, conseiller numérique France service, anime l’atelier de ce mardi 3 mai. « Tout est dématérialisé maintenant. Il faut bien que tout le monde puisse s’en sortir avec les outils numériques. »

Trois personnes se sont déplacées cet après-midi dans la salle équipée de huit ordinateurs. Thierry Tournade explique que les gens viennent pour être accompagnés mais que l’objectif est de les rendre autonomes. Un couple de retraité·es est assis côte à côte. Christine met en avant sa soif d’apprendre. Michel, lui, vient ici avec un but précis : « Je recherche un emploi à mi-temps pour compléter ma retraite et j’ai besoin de transmettre ma candidature aux entreprises via Pôle emploi. »

Michel et Christine participent à l’atelier organisé par le Pimms.

La fracture numérique, dont souffrent les participant·es à l’atelier, est un phénomène très large. Selon l’Insee, en 2019, une personne sur six n’utilise pas internet et plus d’un usager sur trois manque de compétences numériques de base. Ce phénomène s’intensifie lorsque l’on parle des séniors. En effet, une personne de 75 ans ou plus sur deux n’a pas d’accès à internet à son domicile. Et si 15% de personnes de 15 ans ou plus n’ont pas utilisé internet au cours de l’année, 64% d’entre elles ont 75 ans ou plus.

Anna Lebey, de l’équipe Solidarité numérique à Bordeaux Métropole, affirme que les séniors ont toujours été un public ciblé et étudié. « Mais à la Métropole, on se concentre sur toutes les problématiques, surtout ce qui touche à l’accès aux droits. » Une priorité pour les séniors, là aussi, qui cherchent à accéder à la CAF ou à leurs droits de retraite. Gilles Massini, chargé de mission Solidarité numérique à Bordeaux Métropole explique : « Certes, c’est embêtant que les personnes âgées ne puissent pas réserver leur billet SNCF mais ça l’est d’autant plus qu’ils n’accèdent pas à leurs droits. On estime qu’il y a une grande proportion de non recours aux droits aujourd’hui car il faut passer par l’informatique et que ça rebute. »

L’effet Covid

Gilles Massini l’affirme : « On est tous des fracturés du numérique. Il y a toujours quelque chose qu’on ne saura pas faire entre les procédures, les termes techniques, les différentes interfaces, etc. » Dans son équipe, l’inclusion numérique est un sujet depuis une vingtaine d’années. « Mais il n’a jamais été aussi important que maintenant avec les procédures dématérialisées et le Covid. »

La crise sanitaire a effectivement eu un impact fort sur la fracture numérique. Privé·es de contacts extérieurs, beaucoup ont été obligé·es de se tourner vers le virtuel : pour le travail, les interactions sociales ou l’information. Selon une étude du CSA (Consumer science and analytics), le numérique est vecteur de lien social pour les 2/3 des 60 ans et plus. Pas évident pour celles et ceux ne sachant pas se servir d’un ordinateur.

Pour pallier ce problème plusieurs lieux d’inclusion numérique existent. Dans la métropole de Bordeaux, on en recense 125. Parmi eux, 38 affichent expressément les séniors comme étant un de leur cœur de cible, soit environ 31% d’entre eux (voir carte). La part des lieux d’inclusion numérique exclusivement dédiés aux séniors sur la Métropole atteint presque les 6,5%.

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Parmi les 76 lieux d’inclusion numérique vérifiés par nos soins, moins de 10% sont exclusivement dédiés au numérique et près de 84% d’entre eux proposent un accompagnement, individuel ou collectif, lors de l’utilisation des ordinateurs. En moyenne, les lieux d’inclusion numérique de la Métropole possèdent 6,8 ordinateurs en libre-service.

Gilles Massini explique que ces lieux d’inclusion numérique sont essentiels : « Nous nous appuyons sur ces acteurs de terrain. Aujourd’hui, ce sont eux notre thermomètre, ce sont eux qui nous soufflent à l’oreille et nous font remonter leurs expériences. »

Des associations à la rescousse

Mais le manque de moyens alloués à leur développement se fait sentir. Financièrement, les actions du pôle numérique de Bordeaux Métropole dépendent de la volonté et des financements de la Métropole. Le numérique ne fait pas partie des politiques structurelles qui régissent le droit commun. Ce dernier finance certains secteurs comme la santé, l’urbanisme ou encore l’éducation mais pas encore le numérique. Gilles Massini explique que les conseiller·es numériques sont embauché·es pour deux ans pour l’instant. « On a la chance d’en avoir 46 mais on ne sait pas, demain, si on va pouvoir les garder. »

Pourtant, cette aide est devenue nécessaire, surtout pour les populations les plus défavorisées. Certaines associations ont ainsi pris en charge l’inclusion numérique sur le territoire. C’est le cas d’Emmaüs connect. 

Nichés au cœur du quartier populaire des Aubiers, entre deux barres d’immeubles, se trouvent leurs locaux. Depuis mars 2017, une équipe de bénévoles s’activent pour rendre l’utilisation des outils numériques accessible au plus grand nombre, y compris pour les séniors, sous la supervision de Paul Soncourt, responsable territorial de la Gironde. 

Depuis son lancement, l’association suit près de 2 500 bénéficiaires. « 500 personnes en plus viennent vers nous chaque année », précise Paul. 15% d’entre eux ont plus de 60 ans. Seuls 20% réside au sein du quartier des Aubiers. « Le cœur de la mission d’Emmaüs est les personnes précaires. Ce sont eux qui ont le plus besoin du numérique, mais qui n’y ont pas accès. » Et pour s’y rendre, il est nécessaire de passer par l’une des 200 structures sociales de la métropole.

Louisette apprend auprès d’un bénévole les rudiments de Gmail.

Louisette, 73 ans, bénéficie de l’aide des bénévoles depuis bientôt 5 ans. Équipée d’une tablette et d’un ordinateur, elle n’a pas d’accès à internet dans son logement. Alors elle fait le trajet de La Bastide aux Aubiers. Comme elle, 80% des personnes que touche Emmaüs Connect ne résident pas dans le quartier. Ce qui rend d’autant plus difficile la tâche pour atteindre les séniors. « Se déplacer reste compliqué pour les gens âgés, certains sont très diminués physiquement et ne peuvent pas faire de longue distance, d’autres n’ont pas les moyens d’emprunter les transports en commun », déplore le responsable de l’association. 

« Avant la pandémie, je venais tous les jours. En ce moment, je m’y rends 2 fois par semaine ». Aujourd’hui, c’est son anniversaire, elle doit répondre à plusieurs mails de ses amis. Un bénévole penché sur son épaule, veille à lui rappeler les étapes à suivre. « J’aime les gens ici parce qu’ils nous apportent une aide personnalisée ». Au début, Louisette se rendait directement dans les locaux des administrations pour tenter de glaner de l’aide, sans succès. « On nous accueille les bras croisés et personne ne nous aide ». 

Se déplacer pour se connecter ?

Ces lieux d’inclusion numérique, tels que Emmaüs Connect sont-ils voués à se multiplier ? Selon Anna Lebey, de Bordeaux Métropole, là n’est pas la priorité. « Avec près de 20% de la population fracturée, on est toujours demandeurs de lieux. Mais est-ce que les gens s’y déplaceraient vraiment ? » Gilles Massini, lui, souligne une certaine « honte à ne pas savoir » qui pourrait freiner certain·es à venir demander de l’aide. On retrouve ce discours chez Philippe Bégout, trésorier de l’association Faits de cœur’s. 

Depuis 2017 ce sont une trentaine de bénévoles de cette association qui se déplacent au domicile de personnes âgées pour les accompagner dans l’inclusion numérique. Pour éviter aux bénéficiaires d’avoir honte de leur lacune, Faits de Coeur’s se rend directement au domicile des personnes âgées. Chaque semaine, dans les Ehpad ou sur leur lieu de vie, des services civiques et des bénévoles apprennent aux plus de 60 ans à manipuler les outils informatiques. Âgé.es pour la plupart de 35 ans, les bénévoles permettent également aux plus âgé·es de socialiser. 

« Chaque cas est particulier » renseigne la présidente de la structure, Nathalie Wallon-Bégout. Si certain·es sont équipé·es de « gros ordinateurs » ou de smartphones, d’autres n’ont quant à eux aucun outil à disposition. « Dans ce cas c’est un double accompagnement » souligne Philippe Bégout. En plus de leur proposer des ateliers, l’association cherche à leur procurer des ordinateurs réparés. « Nous sommes en discussion avec une structure qui pourrait leur fournir des appareils reconditionnés selon leurs revenus » indique le trésorier. 

Des demandes surprises

Mais les demandes des séniors peuvent parfois étonner. Les démarches administratives ne sont pas toujours leurs priorités. « Déjà, pour les familiariser avec internet, il faut des choses ludiques. Remplir la fiche d’impôt ou gérer  le dossier retraite ça ne l’est pas vraiment ». Même si l’utilisation de Doctolib ou les livraisons de courses sont des demandes récurrentes, les séniors sollicitent souvent les bénévoles pour un tout autre type d’usage. 

« La plupart du temps, ils veulent apprendre à utiliser Whatsapp pour voir leurs petits enfants ou leur famille » raconte Nathalie. Mais certain·es ont parfois surpris nos interlocuteurs·trices par leurs demandes. « Une fois, une bénéficiaire de 84 ans a demandé à être inscrite sur Meetic. Et des hommes lui ont déjà écrit » s’amuse la présidente de l’association. Un autre bénéficiaire à quant à lui demandé à pirater des films. Et les jeux sont aussi les activités numériques favorites des usager·es. « Les hommes aiment bien les jeux de boxe par exemple sur la tablette. Les femmes préfèrent davantage le scrabble ou les jeux réflexifs. » 

Même dans la manipulation, les usager·es ne sont pas féru·es des claviers ou des souris. « Dans les Ehpad, ils adorent les tablettes. C’est beaucoup plus facile à utiliser lorsqu’ils ont de l’arthrite par exemple. En comparaison, lorsque l’on tremble, la souris d’ordinateur est compliquée à utiliser. »

Si les profils des bénéficiaires sont variés, Nathalie et Philippe relèvent toutefois une tendance. « Quasi 90% d’entre eux sont des femmes et la majeure partie sont veuves. »

Fanny Baye, Shan Cousineau, Clémence Drotz, Marthe Gallais, Sarah Khorchi, Bastien Marie, Colombe Serrand