La région Nouvelle-Aquitaine voit dans le gaz vert l’opportunité parfaite d’opérer sa transition énergétique. Elle a prévu de construire des centaines d’infrastructures afin de convertir des déchets organiques en énergie. Certains pointent néanmoins les risques d’une construction effrénée et des carences financières pour les subventionner.
“Je ne m’en sortais plus financièrement, puis j’ai entendu dire qu’on pouvait gagner de l’argent avec des méthaniseurs. J’ai donc fait quelques calculs et je me suis dit : pourquoi ne pas essayer ? ” Depuis 1995, Didier Dolheguy travaille avec son frère sur l’exploitation familiale à Came, dans les Pyrénées-Atlantiques. Ils élèvent ensemble 2 000 porcs, 250 Blondes d’Aquitaine et cultivent 250 hectares de maïs et d’orge. Mais, en 2019, le cinquantenaire a dû trouver une nouvelle source de revenu pour que leur exploitation soit rentable.
“Le prix du porc était très bas. En France, les grandes surfaces achètent 80 % de la viande. Elles s’entendent pour fixer les prix et nous imposent des tarifs très bas”, déplore l’agriculteur. Pas question pour lui de se séparer de sa ferme. Pour combler le manque à gagner, l’agriculteur fait le choix de se tourner vers la méthanisation. Aujourd’hui, cette installation lui rapporte 150 000 euros par an. De quoi assurer les revenus de Didier Dolheguy jusqu’en 2037 puisque le contrat est signé pour 15 ans, avec des prix stabilisés.
Comme lui, ils sont des dizaines d’agriculteurs néo-aquitains à s’être orientés vers cette solution. Un basculement largement encouragé par la Région, qui réfléchit depuis quelques années à des alternatives énergétiques. La guerre en Ukraine l’a prouvé, la dépendance du pays au gaz peut s’avérer problématique et avoir des conséquences directes sur nos modes de vie. En juillet 2020, la Région a donc fait le choix drastique d’orienter sa politique vers le gaz vert. Dans les faits : l’institution souhaite une neutralité carbone en 2050 grâce à la production de cette énergie sur le sol néo-aquitain.
C’est là qu’interviennent les méthaniseurs. Ces machines dégradent les micro-organismes, notamment des déjections animales et des restes de cultures végétales organiques, nécessaires à la production de gaz vert. Au 1er janvier 2022, on en dénombrait 110 en Nouvelle-Aquitaine.
Pour le moment, seuls 35 d’entre eux injectent directement leur énergie dans le réseau Gaz réseau distribution France (GRDF), soit l’équivalent de 200 000 logements neufs.
D’ici 40 ans, la Région espère en implanter plusieurs centaines. L’objectif affiché : accoucher de 830 méthaniseurs afin d’atteindre une autosuffisance énergétique. Une mission ambitieuse, dont nous avons cherché à évaluer la cohérence en exploitant des jeux de données.
Des riverains dubitatifs
À l’heure actuelle, selon les informations fournies par GRDF et la Région, et en prenant à la fois en compte les 35 méthaniseurs en activité ainsi que la production de gaz naturel, la Nouvelle-Aquitaine consomme 19 607 gigawatt de gaz. Sur cet ensemble, seul 3 % de l’alimentation provient du biogaz. Avec l’éventuelle construction de 720 méthaniseurs supplémentaires, la production de gaz s’élèverait à 20 842 gigawatt, composée cette fois-ci à 100 % de gaz vert. Selon nos calculs, GRDF peut théoriquement atteindre ses objectifs.
Mais pour opérer cette transition radicale, le rythme de construction doit augmenter. Avec le risque d’amplifier une colère riveraine déjà existante. En Dordogne, à Condat-sur-Trincou, un collectif s’est créé pour s’opposer à l’implantation d’un méthaniseur au cœur d’une propriété, sur laquelle travaillent quatre agriculteurs du cru. Le projet a néanmoins vu le jour. “Une zone de plusieurs hectares a été détruite sans que l’on comprenne pourquoi. La mairie n’a pas communiqué toutes les informations”, pointe l’un des référents du collectif. Ils déplorent une démarche qui s’est imposée trop rapidement, sans que la majorité ne prenne le temps de consulter les habitants du hameau.
Le maire de Condat-sur-Trincou, Francis Millaret, explique que le temps a manqué pour lancer une consultation très large. Cela a forcément entrainé des tensions dans sa commune : “Aujourd’hui encore, je continue d’être interpellé dans la rue à ce sujet.” Dans les faits, le conseil municipal a voté l’autorisation du dépôt de permis de construire du méthaniseur le 10 décembre 2020. La structure a été mise en route fin 2021.
Plusieurs dizaines de collectifs ont vu le jour ces dernières années pour manifester leur mécontentement face à la prolifération de méthaniseurs en Nouvelle-Aquitaine. Ils craignent des pollutions sonores et olfactives, notamment. Pour tenir son objectif, la Région doit construire 45 méthaniseurs par an d’ici 2050.
Certains départements seront particulièrement concernés par les constructions massives. Le Lot-et-Garonne, par exemple, ne possède que 6% des surfaces agricoles de la région, soit à peine plus de 200 000 hectares. Il sera pourtant demandé au département de produire 12 % du biogaz en 2050, et devra donc accueillir un nombre particulièrement élevé de méthaniseurs.
“Transformer les sols”
Parmi les autres points de crispation, la question de l’autosuffisance du territoire en ressources permettant d’alimenter les méthaniseurs. Pour produire des matières organiques, il faut un espace suffisant de cultures végétales et d’élevages animaux afin de produire assez de matières organiques.
Selon la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf), la Nouvelle-Aquitaine comptait, en décembre 2021, 3,9 millions d’hectares de surfaces d’hectares réparties sur 64 100 exploitations. Une superficie suffisante, sur le papier, pour alimenter la production de 830 méthaniseurs. En se basant par exemple sur la consommation organique du domaine Gaec Oudet, situé à Clavy-Warby (Ardennes) et composé de 65 bovins, la surface agricole dédiée à l’élevage animal pourrait produire 7 336 gigawatts/heures (GWh) par année. À noter que ce calcul n’implique que le nombre de bovins élevés sur l’ensemble des terres dédiées en Nouvelle-Aquitaine. Ce chiffre dépasse largement les prévisions de la Région dans l’élaboration de leur plan 2050 qui se limite à 4 000 GWh. En bref, la production est largement suffisante, en apparence.
Cependant, certaines ressources sont plus méthanogènes que d’autres, ce qui peut entraîner une mutation de la production agricole et bovine dans la région. Pour François Gillet, membre du Collectif national scientifique pour une méthanisation raisonnée, il s’agit d’un problème de fond : “Pour atteindre les objectifs, il va nécessairement falloir transformer les sols et favoriser les cultures dédiées.”
Un rapport sénatorial de septembre 2021 intitulé “Méthanisations : au-delà des controverses, quelles perspectives ?” pointe d’ailleurs ce risque. “Les cultures dédiées dégraderaient le bilan carbone de la méthanisation par un changement d’affectation indirecte des sols […] et contribuerait également à accaparer la surface agricole utile française aux dépenses des cultures alimentaires, affaiblissant par conséquent la souveraineté alimentaire de notre pays”, est-il notamment écrit.
Les plus sceptiques craignent également que le territoire français ne puisse plus répondre aux besoins des méthaniseurs, obligeant ainsi à importer des déchets étrangers. Une hypothèse inenvisageable selon Guillaume Riou, vice-président du Conseil régional de Nouvelle-Aquitaine en charge de la transition écologique, environnementale et de la biodiversité : “Il ne faut surtout pas importer, sinon les coups de consommation énergétique ne seront plus tenables ! Ces projets s’inscrivent dans une démarche de circuit court, d’où la nécessité d’un dialogue territorial.” De plus, selon les études de la Région, seul un quinzième de la quantité de biomasse est utilisé aujourd’hui en Nouvelle Aquitaine, laissant une marge confortable pour éviter les importations.
Péril à venir
Si les importations de déchets semblent exclues, la tentation de se tourner vers des cultures dédiées, dotées d’un potentiel méthanogène élevé est d’autant plus grande pour faire tourner ces usines à biogaz. Et les subventions accordées consentent à les financer pour assurer des retours sur investissement. Dans le rapport sénatorial de 2021, l’ensemble des aides et subventions fournies aux agriculteurs est estimé à près de 17 milliards d’euros pour environ 2 400 projets déjà en fonctionnement ou en cours de construction, sur sept ans. Un tiers du budget de la Politique agricole commune (Pac) votée par l’UE l’an dernier pour la même période (2021-2027), alors que 300 000 agriculteurs sont concernés.
Pour assurer ses objectifs de transition énergétique, les sommes injectées contribuent à distordre la face de l’agriculture. Une projection inquiétante pour François Gillet : “La méthanisation ne sert qu’à compenser les pertes des subventions européennes de la Pac. L’agriculture classique en tant que telle devient un produit secondaire et soulève un problème de fond : que veut-on faire de notre agriculture ?”
Avec ces réformes, la crainte serait de voir apparaître une génération « d’énergiculteurs » appâtés par les coquettes rémunérations de la revente du biogaz. “Pour certains professionnels, le revenu principal provient de la méthanisation”, précise François Gillet.
Guillaume Riou assure que le Conseil régional exclut tout rétropédalage. “La transition énergétique ne se réalisera pas sans investissement massif, comme De Gaulle l’a fait pour le nucléaire dans les années 1960, martèle-t-il. On ne peut pas vivre éternellement dans une dépendance d’énergies fossiles étrangères.” Pour atteindre ces objectifs, la Région alloue 10 millions d’euros chaque année pour l’ingénierie et l’investissement des projets de méthanisation. Cette somme est budgétée pour les deux ou trois prochaines années, selon le vice-président.
La conjoncture géopolitique et la flambée des prix du gaz ont pourtant porté un coup à ces aides. En juillet 2020, le gouvernement a fixé au rabais les nouveaux tarifs d’achat de biogaz par le réseau pour les quinze prochaines années. Les nouveaux producteurs ont été avertis qu’ils seront rémunérés 10 % de moins que les projets antérieurs, avec une dégressivité de 2 % supplémentaires par an jusqu’en 2025. De quoi mettre en péril les projets en gestation, moins attractifs qu’auparavant.
À voir, désormais, si les orientations politiques continueront ces prochaines années de s’en tenir à l’objectif. D’après le rapport de l’Agence régionale d’évaluation environnement et climat (Arec) de 2021 sur l’état de la méthanisation, 31% des méthaniseurs déjà mis en service dans la région ne sont pas rentables.
Pour essayer d’optimiser au maximum l’ensemble du système de production, les pouvoirs publics souhaitent récupérer des matières organiques chez les ménages. Parmi les projets à l’étude, la loi biodéchet 2023, rendant obligatoire le tri des déchets organiques pour l’ensemble des Français. Guillaume Riou l’assure : “On a besoin de ces déchets pour rendre viable la méthanisation. Il faut que cela devienne un effort global.”
Roman Bouquet Littre, Arnaud Connen de Kerillis, Juliette Gloria, Paul Lonceint-Spinelli et Alexis Pfeiffer
Licence Creative Commons, pas d’utilisation commerciale 4.0 International.