Coulisses de l’enquête sur les logements sociaux à Bordeaux

Notre enquête se dessine en différentes grandes lignes de recherche. Il nous fallait prouver (ou infirmer) l’hypothèse que Bordeaux s’embourgeoise (structure de la population, revenus, loyers) puis étudier le potentiel regroupement de cette population de plus en plus aisée dans certains quartiers (comparaison des pourcentages de hauts et bas salaires). Ensuite, nous devions chercher si la mécanique du logement social est plus enrayée dans ces quartiers que dans ceux où une population moins aisée mène sa vie (chiffres dans le temps par quartiers), pour pouvoir s’appuyer sur le terrain et chercher les différents critères qui jouent dans cet enrayement, au-delà du simple “refus” des populations aisées, porté par leur mairie, les stéréotypes liés au logement social, mais aussi le prix global du foncier sur les zones étudiées.

Structure sociale de la ville

Nos longues recherches sur la composition sociale de la ville de Bordeaux ne nous permettaient pas d’isoler des données assez complètes pour notre analyse, pour que nous puissions les travailler. Elles nous ont mené à  “Filosofi” : un dispositif de l’INSEE produisant des données sociales localisées infracommunales, mais nous n’avons pas réussi à accéder aux données de la ville de Bordeaux. Nous avons donc contacté A’urba et l’Insee, et l’attachée de presse de l’INSEE Nouvelle-Aquitaine Violette Filipowski nous a finalement transmis les données du niveau de vie médian par Iris (zones infracommunales d’au moins 1 000 personnes au sens des ménages fiscaux) à Bordeaux en 2009 et en 2019. Le constat confirme notre hypothèse : en dix ans, le niveau de vie a augmenté dans l’ensemble des quartiers de Bordeaux, et il y a bien des quartiers plus riches que d’autres. Il a fallu traiter ces données pour les harmoniser avec l’échelle que nous avons choisie pour notre analyse : faire correspondre les numéros IRIS aux huit grands quartiers de Bordeaux. Nous avions besoin de cet outil pour la classification de toutes nos données, sur tous les angles de recherche et d’analyse. Pour cela, nous avons utilisé un fichier INSEE des IRIS, combiné à un fichier open data de la Métropole avec les quartiers en géométrie dans l’espace (dessin des contours du polygone de chaque quartier). Avec le logiciel QGIS, il est possible de superposer les deux couches, de croiser ainsi les données associées aux territoires qui se superposent. Comme le dessin des polygones n’était pas exactement le même, un même IRIS pouvait être à cheval sur deux quartiers et s’associait alors deux fois à deux quartiers différents, ce qui rendait impossible et faussait le traitement de nos données. Nous avons donc fait en sorte que la plus grande proportion de territoire soit privilégiée pour l’association de la zone IRIS en question au quartier correspondant.

Vue du logiciel Qgis présentant les contours superposés des quartiers, du cadastre et des secteurs IRIS de la ville de Bordeaux. La fonction « Joindre les attributs par localisation » permet d’associer les données des différents fichiers lorsque les polygones se superposent.

De ces données enfin nettoyées et triées est né une visualisation montrant l’augmentation des résidences secondaires depuis 1968 jusqu’en 2018 (que nous avons construite sur base de données ouvertes de l’INSEE), un critère d’enrichissement de la ville.

Toujours avec cette source, un graphique illustrant l’augmentation de la part des cadres et professions intellectuelles supérieures dans la population globale ainsi que la baisse de celle des ouvrier·es et des employé·es a achevé cette exploration.

Nous avons alors regardé l’écart de revenu et son évolution entre 2010 et 2018, et remarqué que Bordeaux s’enrichit beaucoup plus vite que ses voisines pauvres comme Lormont, Cenon et Floirac. 

Prix du foncier

Les données des valeurs foncières des cinq dernières années sont disponibles au téléchargement sur le site dvf.gouv. Un fichier immense (national, avec une multitude de critères) est disponible pour les cinq dernières années. Chaque fichier est composé de près de quatre millions de lignes. Nous avons fait le tri suivant : isoler les données sur Bordeaux afin d’obtenir environ 15 000 lignes par année. Nous avons aussi fait correspondre les codes de section (qui sont encore un autre découpage que les IRIS) aux quartiers (même processus que pour les IRIS), garder en priorité les années des ventes, le prix du foncier, le type de logement et le nombre de mètres carrés. Enfin, il a fallu éliminer les éléments pour lesquels ces données n’étaient pas toutes renseignées. Enfin, nous avons choisi de centrer sur les appartements : sur 77 000 lignes de tableur, le traitement s’est regroupé sur 38 000. L’idée était de trouver les prix moyens au mètre carré par quartier et observer leur évolution dans le temps.

Le travail d’analyse des données de toutes les ventes entre 2017 et 2020 nous a permis de calculer le prix du mètre carré et son évolution.

Problème rencontré, certaines données ne semblent pas correspondre à la réalité. En vérifiant sur un site qui reprend aussi ces données, nous avons observé certaines différences flagrantes, tel un appartement vendu plus de 10x le prix des autres appartement l’entourant. Il s’agissait en fait d’une vente de plusieurs logements groupés, et le prix global était indiqué : dans un même immeuble, on vendait 10 appartements. Nous avons donc associé un numéro d’identifiant à chaque bien (lié au montant et à la date de la vente), pour ne pas cumuler plusieurs fois de même ventes (donc de mêmes valeurs), mais pouvoir additionner et traiter les surfaces.

Ce tri nous a permis de calculer le prix du mètre carré, en 2017 et en 2021, et ainsi d’en déduire le taux de variation de ce prix. Globalement, la tendance est à l’augmentation, plus forte sur des quartiers comme La Bastide, stagne à 15% pour le centre ville, déjà très cher en 2017… Certaines données sont biaisées par le faible nombre de ventes d’appartements (à Nansouty par exemple), nous choisissons donc de ne pas les utiliser. Pendant tout le (long) processus de traitement et de calcul des données, nous vérifions la cohérence de nos résultats avec les prix actuels disponibles sur ce site

Évolution et répartition du parc social locatif de la ville

La recherche de données précises (associées à des IRIS ou un quelconque découpage territorial assez précis pour l’association à des quartiers) est périlleuse à obtenir. Les plus complètes sont sur ce portail de statistique, en fichiers CSV pour certains géolocalisés (en X et Y Lambert). L’idée était de rapporter, pour chaque quartier, le nombre de logements sociaux au nombre de logements totaux et d’ainsi obtenir un pourcentage comparatif, puis de répéter le processus sur plusieurs années pour visualiser l’évolution de ces chiffres. Le nettoyage suit la logique des précédents : isoler Bordeaux, nettoyer les IRIS (ne garder que les 4 derniers chiffres) et les associer à nos huit quartiers, combiner les données, ordonner les pourcentages. Mais les données de tous les logements disponibles n’existent pas après 2018, et les données du parc social pas avant 2017.

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Travail d’analyse des données de 2018

Nous avons donc décidé de mener un travail parallèle, raisonnant à l’échelle de la ville : nos diagrammes en bâtons (données de 2013 et de 2020) construits à partir de chiffres du Ministère de la Transition écologique (pour le parc social) et de l’INSEE (pour le parc total) comparent les taux de sept villes d’importance semblable à Bordeaux. À part Nice, aucune ne fait pire que la belle endormie.

Avec les chiffres de 2018 et 2019, nous avons ensuite construit cette carte interactive et converti les données Lambert en coordonnées GPS avec ce site internet (mais cela marcherait aussi avec celui-ci) pour placer des points et avoir un visuel de ces logements sociaux dans la ville de Bordeaux. La data de cette carte s’est enrichie du dessin de nos huit quartiers (dont les coordonnées du cadastre sont disponibles en GeoJSON sur l’open data de la Métropole), la part en pourcentage des logements sociaux par rapport à l’ensemble des logements des quartiers, et le niveau de revenu médian par quartier.

Le terrain

En parallèle, un travail de contact de sources et de terrain a été mené tout au long de l’enquête. Il a commencé par les mairies de quartier, portant un vrai regard sur le territoire. L’appel lundi avec l’assistante de Madame Fremy, mairesse du quartier de la Bastide a confirmé nos observations sur l’évolution de la structure de sa population. Elle nous a décrit le “parcours du combattant” que doivent traverser les personnes en demande de logement social qui viennent demander de l’aide à la mairie, et l’insuffisance des nouvelles constructions de Bastide-Niel. Son entretien a permis de confirmer quelques-unes de nos intuitions : depuis l’arrivée de la LGV et des Parisiens au niveau de vie aisé, le coût du foncier a bondi.

Edji, jeune travailleur dans le BTP à la recherche d’un logement social depuis janvier 2022, a répondu à notre appel à témoins lancé sur les réseaux sociaux. Sa rencontre a fini de nous convaincre : malgré les nombreux projets de constructions de logements sociaux, Bordeaux reste encore très en deçà du nombre de demandes. Un délai de 4 ans lui a été donné pour pouvoir espérer obtenir un logement social par la mairie. 

Nous avons réalisé une interview avec Nicolas Blaison de l’Union régionale des HLM de Nouvelle Aquitaine et toute son équipe. Son regard sur la concentration des logements dans certains quartiers qui entretiennent un entre-soi en centre-ville nous a aidés dans la problématisation de nos hypothèses. 

Après cette rencontre, c’est Stéphane Pfeiffer, adjoint au maire de Bordeaux pour le logement que nous avons appelé. Il nous explique très vite que le manque de logements sociaux à Bordeaux est le résultat d’une non volonté politique menée pendant plusieurs années. Encore trop stigmatisé, ces logements n’ont pas toujours bonne presse et ont influencé les choix politiques de la ville pendant 30 ans. Il pointe aussi l’augmentation importante du foncier qui ralentit les investissements pour la construction de logements. 

Enfin, nous sommes allées mercredi dans la ZAC du quartier Bastide-Niel pour constater la création de ce nouveau quartier. Bâtiments qui sortent de terre, friche aménagée, c’est ici la construction d’un quartier dans sa globalité. 

Sources des données : 

Recensement du parc locatif social du Ministère de la transition écologique

Rapport logement de l’INSEE, 2018

Revenus médian : Insee, Dispositif Filosofi 2019

Demandes de valeurs foncières sur l’open data du gouvernement

Données nettoyées en annexe

Nos bases de calculs et de créations de graphiques :

→ Les revenus ont augmenté plus vite à Bordeaux que dans les villes les plus pauvres de la métropole entre 2008 et 2018 : tableau et graphique

→ Aussi sur le même lien, tableau et graphique de l’inégalité de revenu grandissante entre Lormont et Bordeaux

→ Comparaison taux logements sociaux grandes villes : tableau et graphique

→ La part des cadres a fortement progressé ces dix dernières années : tableau et graphique

→ Evolution du nombre de résidences secondaires par rapport aux résidences principales entre 1968 et 2018 : tableau et graphique

→ Revenu médian annuel à Bordeaux par quartier : Graphique et le Calcul comparatif

→ Prix du mètre carré à différentes échelles, pour les appartements : Base de calculs et d’analyse et Regroupement des données et calculs secondaires

→ Répartition des logements sociaux par quartier de Bordeaux :

Travail des données globales pour la carte interactive sur la répartition et la part des logements sociaux par quartier de Bordeaux : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1B0nmyUx5KvrUGbWuRmMsGD-mJ6CF-C7547baj_PF7xw/edit?usp=sharing

Travail des données sur l’année 2018

Sources avec réponse : 

Valiergue Laurence, mairesse La Bastide 

Stéphane Pfieffer, adjoint à la mairie de l’habitat et du logement 

Nicolas Blaison, directeur régional Union HLM NouvelleAquitaine 

Edji, personne en recherche de logement social 

Frank Hanart, directeur de l’agence Vilogia (bailleur social) 

Ségo Raffaitin, Alexandre Tellier, Margot Favier, Salomé Chergui, Ana Hadj-Rabah et Cha Toublanc