En tête du palmarès des villes où il fait bon vivre, Bordeaux offre un cadre de vie agréable et une croissance économique qui attire de nouveaux et de nouvelles arrivant.es. Mais l’enrichissement global des habitant.es et le dynamisme immobilier bordelais freinent l’augmentation du nombre de logements sociaux.
« La situation de la ville de Bordeaux est particulièrement préoccupante. Nous avons des retards sur les obligations légales » lance Stéphane Pfeiffer, l’adjoint au maire de Bordeauxchargé du service public du logement et de l’habitat. La Belle endormie compte parmi les mauvaises élèves et partage le podium des cancres avec Paris, Neuilly-sur-Seine, Nice, Boulogne-Billancourt et Saint-Maur-des-Fossés. Son taux de logements sociaux atteint tout juste les 13,7 % en 2020, bien loin des 20 % imposés par la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) votée en 2000, ou encore des 25 % d’ici 2025 exigés par la loi Duflot pour les communes de plus de 3500 habitant·es. Celles qui ne respectent pas ce taux sont condamnées à payer une amende.
« Avant notre arrivée, il n’y avait aucune conviction politique pour créer du logement social. Il y a eu une légère accélération en 2018 et 2019, nous étions tellement en retard sur l’objectif légal que l’on payait des amendes » regrette Stéphane Pfeiffer.
Bordeaux toujours plus riche
« Parisien rentre chez toi » Ces stickers que l’on peut voir dans les rues illustrent le ressentiment de certain·es bordelais·es face à l’arrivée de nouvelles·aux arrivant·es – parisien·nes entre autres – à Bordeaux depuis quelques années. « On a accueilli un public parisien qui travaille à Paris mais vit à Bordeaux. Il y a un décalage de salaire : pour eux le logement n’est pas super cher à Bordeaux. Les niveaux de vie n’ont rien à voir » explique la collaboratrice de la mairesse de Bastide, Laurence Valiergue. « Ces nouvelles arrivées grignotent sur la population qui habitait là avant. Et ça, c’est vraiment depuis la LGV. »
L’afflux d’urbain·es diplômé·es et riches depuis quelques années et la volonté politique de réhabilitation de certains quartiers ont entraîné un phénomène de gentrification. Cet anglicisme issu du mot « gentry », « noblesse » en anglais, décrit le processus de transformation socio spatiale d’un quartier populaire, marqué par l’arrivée de catégories sociales plus favorisées. La gentrification rejette à l’extérieur de la ville toute une partie de la population qui n’a plus les moyens de vivre à Bordeaux. « Les logements sont chers. Les pauvres, les personnes précaires et celles issues de la classe moyenne n’arrivent pas à se loger dans Bordeaux » déplore Stéphane Pfeiffer.
À 31 ans, Edji a perdu son logement et vit dans sa voiture sur le parking d’Auchan Bouliac. Depuis janvier, impossible pour lui de trouver un logement accessible. « Je travaille dans une entreprise de BTP et je gagne environ 1500 euros par mois. Je commence à perdre patience. Mais le pire, c’est qu’on s’habitue. »
Les chiffres de l’INSEE montrent un réel embourgeoisement de la ville. La part des cadres et professions intellectuelles supérieures au sein de la population globale a fortement augmenté depuis une dizaine d’années. En 2008, 13,4 % des bordelais·es de plus de 15 ans appartenaient à la catégorie socioprofessionnelle des cadres, une population riche. Dix ans plus tard, le taux a atteint les 17,3 %. En parallèle, les populations moins favorisées ont diminué. Bordeaux comptait 8,6% d’ouvrier·es en 2008, en 2018 elle en avait perdu 1895 (7,1%).
Source: INSEE, 2018
Le revenu médian annuel est un critère majeur pour calculer l’embourgeoisement d’une ville. En dix ans, tous les quartiers, sans exception, ont vu leur niveau de vie augmenter. « Les loyers à Bordeaux sont très chers. On est la deuxième ville la plus chère de France après Paris », commente Stéphane Pfeiffer. La transformation de Bordeaux Maritime et Bordeaux Sud est la plus flagrante, l’enrichissement de ces deux quartiers populaires progresse. En 2009, le revenu médian annuel du quartier de Bacalan s’élevait à 12 178 euros. En d’autres termes, la moitié de la population de Bacalan en gagnait plus, et l’autre moins. En 2019, ce salaire médian atteignait 19 355 euros soit une augmentation de 59 %. À Bordeaux Sud, en dix ans, le revenu médian a augmenté de 5 514 euros.
Source : INSEE, 2019
De la même manière, le nombre de résidences secondaires ou de logements occasionnels indique un certain mode de vie. Seules les catégories sociales privilégiées ont la possibilité d’acquérir plusieurs biens immobiliers. Entre 1968 et 2018, le nombre de résidences secondaires ou de logements occasionnels à Bordeaux a été multiplié par 6,15. Après une première accélération du nombre de résidences secondaires à partir de 2008, l’année 2013 marque l’accentuation de cette tendance : en cinq ans, le nombre de résidences secondaires a presque doublé.
Source : Insee
Au niveau de la métropole, Bordeaux s’enrichit bien plus vite que les communes voisines. L’écart de revenu mensuel entre Lormont et Bordeaux était d’environ 600 euros en 2010, huit ans plus tard, cet écart s’élève à 1 000 euros.
En revanche, dans les communes aux revenus les plus faibles, le nombre de logements augmente.
Bordeaux, ghetto
Sans surprise, le quartier le plus pauvre de la ville – Bordeaux Maritime – compte le plus grand nombre de logements sociaux. Mais la combinaison ‘population riche-faible taux de logement social’ n’est pas si évidente. Cette carte interactive construite à partir des données de l’INSEE indique un fort taux de logements sociaux dans un quartier en voie d’enrichissement :
Chartrons-Grand Parc-Jardin Public compte 19,38 % de logements sociaux alors que son niveau de vie augmente depuis 10 ans. Cette situation s’explique par des disparités très fortes au sein même de ce territoire. Les habitant·es de Grand Parc (aux revenus essentiellement faibles) diffèrent de ceux du Jardin Public (aux revenus essentiellement élevés) et le nombre de logements sociaux suit ce découpage géographique. Le quartier du Grand Parc concentre les logements sociaux, tandis que celui du Jardin Public en compte très peu.
À La Bastide, sur la rive droite, une volonté politique de mixité sociale explique la construction de logements sociaux. Plusieurs ont été édifiés aux alentours du parc aux Angéliques et de l’espace Darwin. Le grand projet d’écoquartier qui, depuis 2016, pousse au milieu des anciennes friches de Bastide-Niel tend à accélérer cette tendance. Sur les 35 hectares de constructions, Bordeaux Métropole Aménagement et les bailleurs s’accordent sur une part de 60 % de logements sociaux. Stéphane Pfeiffer admet qu’il reste des efforts à fournir mais se réjouit de la récente politique de la ville. « 1 200 logements sociaux ce n’est pas suffisant, mais sur le territoire de Bastide Niel nous ne pouvions pas faire plus. Nous avons déjà augmenté la part de logements sociaux prévue initialement et ajouté des logements avec accès à la propriété sociale. Ça n’aurait pas de sens de créer des quartiers entiers avec 100 % de logements sociaux. »
Sur l’ensemble de la ville, la politique travaille à produire des logements sociaux de manière diffuse, dans l’ensemble des quartiers. « À Caudéran par exemple où il y a très peu de logements sociaux et du bâti déjà existant, on fait dans la dentelle. Il s’agit de petites opérations » explique Stéphane Pfeiffer.
Ces exemples ne doivent pas occulter la situation globale de Bordeaux. En comparaison avec huit villes de taille plus ou moins similaire, allant de 183 113 habitants pour Reims à 342 637 pour Nice, Bordeaux se situe à l’avant-dernière place.
Source : Ministère de la transition écologique
« On paye les choix politiques passés »
« J’ai rempli un dossier dans lequel j’ai donné mes avis d’impôts, mes fiches de paie et relevés de comptes » décrit Edji. Mais on m’a répondu que je devais attendre environ quatre ans pour obtenir un logement. Il y a trop de demandes. » Et ce n’est pas un cas isolé : 40 000 personnes ont fait une demande de logement social en 2020. Ils sont six pour un logement. « Quand les gens viennent ici, ils sont désemparés. Il y a un parcours du combattant à mener pour acquérir un logement » détaille Laurence Valiergue.
Mais alors, qu’est-ce qui bloque ? Le déficit de logements sociaux à Bordeaux est le fruit de multiples facteurs. L’un d’entre eux est historique. Il y a eu une période de réalisations de logements sociaux à la fin des années 60, les Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP). « On a construit en dehors du centre ville, sur la rive droite de la Garonne, à Lormont ou à Floirac. Donc forcément, le pourcentage par rapport à Bordeaux n’est pas le même aujourd’hui », explique Nicolas Blaison, directeur régional de l’Union HLM Nouvelle-Aquitaine.C’est une « époque où l’on a construit de grands ensembles que tout le monde regrette aujourd’hui » déplore Stéphane Pfeiffer. À l’exception du quartier Saint-Michel, le centre de Bordeaux était principalement réservé aux populations les plus aisées.
Et le coût exorbitant du foncier et de l’immobilier a aussi des conséquences pour les bailleurs sociaux. En quatre ans (de 2017 à 2021), le prix du mètre carré a bondi de 28 % sur les huit quartiers de la ville. « Il est très difficile de trouver du foncier compatible avec la construction de logements sociaux, explique Nicolas Blaison, « le marché est complètement congestionné. » C’est aussi la structure urbaine du centre de Bordeaux qui explique la difficulté à construire de nouveaux logements sociaux. « Ça coûte un pognon de dingue donc c’est difficile d’intervenir massivement pour acheter des immeubles qui sont très très chers et parfois en mauvais état dans ces quartiers. »
Contacté, le Groupe Renouveau Bordeaux Métropole (LREM), opposé à la mairie verte, accuse : « Depuis son arrivée, Pierre Hurmic n’a pas pris la mesure de l’importance d’acquérir du foncier. On ne voit pas une vraie logique volontariste de cette puissance publique bordelaise pour maîtriser le foncier. »
Mais l’entourage d’Hurmic s’en défend : ces blocages seraient aussi liés au manque de volonté politique depuis 40 ans. « C’est regrettable parce qu’on se rend compte que s’ils avaient fait des choix différents, on pourrait atteindre aujourd’hui des taux comparables à ceux de Lille », s’exclame Stéphane Pfeiffer. « On paye les choix politiques passés. »
Ségo Raffaitin, Alexandre Tellier, Margot Favier, Salomé Chergui, Ana Hadj-Rabah et Cha Toublanc